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Les obsèques symptomatiques de la classe 72.2Z


Il y a quelques semaines, les entreprises informatiques relevant du code APE 72.2Z, qui correspond dans cette classification de l'Insee à l'activité de "réalisation de logiciels", ont reçu un courrier leur enjoignant, dans la perspective d'un toilettage de la nomenclature, de définir désormais plus précisément leur activité principale, en choisissant parmi deux rubriques : "Edition de logiciels non personnalisés" ou "Autres activités de réalisation de logiciels". En d'autres termes, il leur est demandé de se positionner clairement comme éditeurs de logiciels ou comme prestataires.

Les statisticiens de l'Insee ont certainement de bonnes raisons, notamment dans une logique d'harmonisation européenne, de procéder à un tel ajustement. Mais ils placent ainsi nombre de sociétés du secteur devant un choix cornélien. Car si certaines entreprises de l'industrie logicielle se placent sans ambiguïté dans les rangs des éditeurs, et d'autres parmi les prestataires, il existe toute une catégorie de structures qui ont choisi, pour reprendre à leur compte le précepte de Mao Zedong, de "marcher sur leurs deux jambes". Elles ont bâti, bon an mal an, leur modèle économique sur la complémentarité entre des projets d'édition, d'une rentabilité incertaine mais riches en terme d'expérience, de motivation et de connaissance des marchés, et un métier de prestataire plus rationnel et moins périlleux.

Cette complémentarité n'est d'ailleurs pas seulement économique : à bien des égards, la culture et les problématiques de l'édition logicielle peuvent enrichir la démarche du prestataire, en lui permettant de prendre du champ par rapport au simple respect d'un cahier des charges et de se faire le porte-parole crédible d'un acteur essentiel, l'utilisateur, dans le traditionnel face-à-face commanditaire-prestataire.

L'édition logicielle française, notamment mais pas seulement dans le secteur du multimédia hors ligne et en ligne, a tiré une large part de son dynamisme depuis une dizaine d'années de ces sociétés "hybrides", qui ont pu trouver dans l'alternance ou la connivence édition-prestation les moyens de leur subsistance et la recette de leur créativité, dans un souci d'autonomie et d'orthodoxie économique très éloignée des frasques de la nouvelle économie…

Certes, la disparition de l'APE 72.2Z n'empêchera personne de continuer à "marcher sur ses deux jambes" et d'assumer de concert les deux métiers d'éditeur et de prestataire. Elle n'aura probablement pour conséquence que de forcer ces entreprises "hybrides" à afficher sur leur papier à en-tête une "activité principale" déterminée au prorata d'un chiffre d'affaires plutôt qu'au regard de considérations culturelles.

Mais au-delà de ces retombées concrètes, les obsèques de la classe 72.2Z peuvent aussi être interprétées comme le révélateur d'une époque qui s'achève. Y a-t-il encore une place sur le marché pour les "petits éditeurs", alors que le ticket d'entrée pour la grande distribution et le "marché de masse" n'est devenu accessible qu'aux acteurs majeurs de l'industrie ? Quant à la situation des prestataires de services, en proie à la concentration, à la spécialisation et à la baisse tendancielle des marges, ne les pousse-t-elle pas à se concentrer sur leurs segments les plus profitables, quitte à renoncer à des productions plus exigeantes et aléatoires ?

Ce processus, sans doute inéluctable, n'est néanmoins pas de nature à favoriser la pérennité, le dynamisme et la créativité du tissu de l'industrie logicielle dans notre pays.

 

Arnaud Lacaze-Masmonteil, directeur général de la société Infotronique

Paru dans Le Monde Informatique, octobre 2002