LE
DERNIER REGARD D'ALEXIS LOSLOW
Chercher.
Ce n'est
certes pas sur les larges perspectives taillées par les Barons
que l'on trouvera ce que Paris porte encore de fantasque et de terrible.
Là où dansent toutes les nuits d'hideuses balayeuses et
des autocars touristiques, les flaques du ténébreux ont
été depuis longtemps épongées.
Il faut explorer les plus intimes, les plus purulents intestins de la
ville. Là, loin des prévarications immobilières et
des patrouilles de police, subsistent des enclaves baroques où
le parfum du bizarre lézarde le béton. Au fond de délétères
impasses, on y négocie encore au plus juste le prix de l'opium,
celui de l'amour-et parfois celui de la vie.
Par la
nuit opale d'un automne désespérant, à l'heure où
les brasseries respectables de Montparnasse encaissent leurs derniers
clients, j'errais sans boussole dans l'une de ces lugubres ruelles. D'un
mastroquet borgne montaient des bruits de beuverie ; J'en poussais la
porte austère.
Le lieu
portait les stigmates d'une débauche avancée : un zinc terni
tenait lieu
d'accoudoir a une section de légionnaires en permission. Ils parlaient
fort en
tripotant des prostituées obsolètes. Entre les sillons de
sciure crasse qu'avait signé un vieux balai sur le carrelage, quelques
tables bancales supportaient les coudes de desoeuvrés, plus blêmes
encore que de coutume à la lumière des néons. Derrière
le comptoir, tout en secouant un loufiat assoupi sur la caisse, le propriétaire
du bouge scrutait de son oeil valide, entre deux pages D'ici-Paris,
les rares arrivants.
Dans le
plus obscur des recoins, un homme gisait, répandu au milieu
d'éclaboussures de rhum. Il semblait engagé dans l'un de
ces incohérents dialogues avec le vide qu'inspire l'alcool mal
bu.
Fasciné par cette déshérence, j'écartais quelques
verres pour m'installer en face de l'épave bredouillante. Elle
me regarda fixement, mais avec une lucidité et une fièvre
telles que mes paupières en scintillèrent. L'être
hagard se tut soudain, puis me dit, avec une étrange et lasse volubilité
:
"- Tu peux finir cette bouteille, et celle-Ià aussi, si tu
en as envie. Rien n'a plus
d'effet sur moi, l'ivresse même, désormais, m'est interdite.
Bois, et je te conterai en échange une histoire terrible. "
Tout en
remplissant un plein bock de rhum agricole, j'étudiais l'homme
sans âge qui déjà rassemblait les dernières
ressources de sa pensée. Il donnait l'apparence d'une beauté
brisée, comme ces statues décapitées que l'on voit
au Louvre, et qui sont autant de promesses d'émotion volées
par la hache de l'Histoire. J'avais en face de moi un renoncement tragique
à la séduction. Il commenca à parler.
"
-Je m'appelle Loslow. Alexis Loslow. Ce que fut mon histoire avant elle
n'a
aucune importance, et je l'ai d'ailleurs oublié. Ma vie, -et en
même temps le funeste signal de ma déchéance- a commencé
lorsque je l'ai rencontrée ici-même, dans l'une de ces rues
sombres qui sillonnent Montparnasse. Ses pieds nus embrassaient le trottoir,
elle avancait vers moi, et lorqu'elle m'a parlé, oui, lorsqu'elle
m'a regardé, j'ai su que s'en était fini de tout ce que
j'avais connu, senti et compris depuis lors.
Te la décrierai-je
jamais comme elle fut vraiment ? Je voudrais oublier sa voix,
déchirée et titubante comme la saudade d'une vieille
bossa nova. Je voudrais égarer le souvenir de ses cheveux qu'elle
portait comme le plus fragile des foulards. Mais rien ne pourra effacer
la brûlure de son regard dans le mien.
Elle avait dans les yeux la lueur fatale qui désigne celles pour
lesquelles nombre d'hommes ont affronté les plus cruelles douleurs.
As-tu jamais
cherché à imaginer le regard qu'a porté Antigone
sur la dernière pierre scellant son tombeau ? Le regard qu'a lancé
Alexandre sur Babylone avant d'expier son empire d'un dernier crachat
de sang ? Le regard de Néron dans l'aube d'une Rome calcinée
?
Imagine ces regards-Ià, si tu le peux, et tu saura la violence
brute que cette femme portait comme le plus cher des trésors, comme
le plus lourd des fardeaux. Tu comprendra le ressort d'une tragédie
comme il y en eu peu sous la lune depuis la fondation du monde.
Elle m'a
bestialement absorbé, lentement digéré. Elle a bu
à mes lèvres, à mon corps tout entier ma substance
d'homme. Elle m'a arraché ces secrets qui font un être humain,
et refusé de me les rendre pour mieux m'attacher à elle.
Et puis, quand le soleil est revenu -maudit-soit-il , vec son cortège
de pulsions
perverses, de fantasmes scabreux !- elle m'a jaugé de son regard
enfiévré, de son âme pestiférée. Qu'a-t-elle
vu alors en moi qui la dégoûte, qui la révulse au
point de mettre en cause mon existence ?
Car sais-tu ce qu'elle a fait ? Elle m'a annulé, elle m'a radié,
elle m'a effacé de sa vie, comme une faussaire réécrivant
ses mémoires. Et moi, qui n'existait plus que par elle, que pour
elle, j'étais dès lors voué à ne plus être
rien qu'un fantôme hantant son propre passé.
En me répudiant, elle m'a supprimé. Quelle douleur, Dieu
! Oedipe, crevant ses
yeux, n'eut pas plus mal. J'avançais, tâtonnant dans un noir
d'abysse. Je jouais à colin-maillard. Mes compagnes insolentes,
et qui m'interpellaient de tous côtés, étaient des
tisons ardents, que je saisissais avec la joie du gagnant et la douleur
du trépané.
M'évader ? Mais pour où ? N'importe où, pourvu
que ce soit hors de ce monde? Il n'y a nul paradis, ici ou ailleurs,
pour ceux à qui l'on a volé leur aller-simple pour la vie.
Je pars, pour errer sans cesse. Tu peux finir les bouteilles."
Dans cet
atmosphère pesante où les brumes d'un alcool torride se
mélaient aux volutes opiaques pour troubler mon esprit effaré,
j'avoue ici que je n'éprouvai aucune stupeur à voir mon
interlocuteur se dissoudre lentement dans les vapeurs de l'aube, avant
de disparaître complétement, dans l'indifférence générale.
Le corps
d'Alexis Loslow avait suivi son âme dans le néant d'où
une prétresse
diabolique l'avait aspiré.
Ce sont
de telles histoires qui arrivent parfois dans les bars interlopes de
Montparnasse, à l'heure où les Barons sommeillent depuis
longtemps.
Montparnasse,
1988
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