Grands Orchestres de Jazz, pyramides albâtres d'imperturbables souffleurs, buildings de cuivres monté sur claquettes, raffineries bruissantes de sonorités alternativement sévères et doucereuses. Grands Orchestres de Jazz, fils bâtards de Taylor et du Krach, frères d'armes des G.I. 's, symboles de la Liberté, diplomates de la Guerre Froide, avant de sombrer enfin dans l'oubli au profit d'inconsistantes mélodies. Grands Orchestres de Jazz, quel aveuglement présida à votre obsolescence ? Diplodocus du Swing, quel virus détermina votre extinction ? Adieu, Reno, Cotton, Savoy, Woodside, Birdland, Carnegie, Pleyel... Jérichos abîmés d'une géopoétique lyrique à jamais engloutie! Adieu, l'économe frémissement du ténor de Lester "Pres" Young sur les crêtes de "Jumping at the Woodside"! Le martellement frénétique de Rufus "Speedy" Jones au crépuscule de "Wearly Bird" ! Les supersoniques ondes de choc de Cat Anderson aux confins de "Satin Doll" ! Adieu. Adieu, sections des anches ! Pare-chocs ritulants d'audacieux véhicules à musique, escadrilles virtuoses aux vertigineuses vrilles, aux ressources époustouflantes... Adieu, cuivres magiques ! Duplex chatoyants aux consonnances graves, propulsant de sauvages solistes au firmament ! Adieu, mystérieux rythmeurs ! Vitales pulsions, téméraires battements dont les secousses irriguent souterrainement la fragile mécanique des Big Bands ! Avaient-ils un rire, ces trombones à l'avantageuse coulisse, barissements tantôt grotesques, tantôt tragiques d'éléphants figés à l'orée de leur cimetière ? Avaient-elles un coeur, ces trompettes insolentes, braquées sur le néant, baillonnées parfois des plus farfelus oripeaux, mais défrichant sans cesse, bucherons inépuisables, sur la Frontière de l'harmonique ? Avaient-ils un sexe, ces saxophones, érections impudiques de sensuelles formations, canines acérées prêtes à mordre, hermaphrodites scorpions à l'insatiable appétit ? Virils ou ethérés, coquets ou négligés, toujours se complaisant dans une trouble ambivalence. Rires, coeurs, sexes, qu'importe; ils ne l'emportèrent pas au Grand Orchestre Eternel, dont on raconte qu'il se produit exclusivement dans les quartiers les plus louches du Paradis. Arrières-troquets rings sanglants d'ephémères stars du saxo, salles de bal provinciales devenues cimetières d'orchestres borgnes à la suite de tournées naufragées, samedis soirs d'affrontements dissolus sur les tréteaux de clubs austères, négociants interlopes en 78 tours de contrebande, foules exténuées dérivant sur les trottoirs sablonneux de la 42ème rue, cocktails estivaux sur canapés de limpides accords mineurs, que ne vous ai-je connu hors de mélancoliques rêveries ! A.F.L.
Argenteuil, 1985 |