Aux raiders de "Crooner"
Ma vieille 203 sent bon le gaz-oil et le parfum troublant que de frèles
nuques ont laissé sur les banquettes. Souvent, le dimanche soir,
au grand désarroi d'Anita ou de Betty, je m'y réfugie en
solitaire pour écouter "Crooner".
Le café,
l'opium, l'amour, "Crooner" ; voilà des matières
profondes
et obscures, qu'il faut traiter nuitâment, avec beaucoup d'égard
et
une grande tendresse.
Mais il
n'y a vraiment que deux choses pour lesquelles la vie vaut
d'être vécue : L'amour, avec de jolies filles, sur fond de
"Lil' Darlin"',
par le Big Band de Count Basie ; Les courses automobiles du samedi
soir, sur les voies expresses de la banlieue nord, en compagnie de
Booker T. et les MG's.
Le reste appartient au domaine de la contingence.
On pourra
me rétorquer qu'emmener sa petite soeur Salle Pleyel
écouter Dizzy Gillespie et son grand Orchestre dans "Round
'bout
Ivlidnight" a du bon ; Hélas, ma petite soeur n'écoute
que Gene Vincent
et les Beach Boys, et considère que le Be-Bop est une musique de
sourds...
Si j'ajoute
que mon papa se fait sauter la tête à grands coups de
Tommy Dorsey en feuilletant de vieux exemplaires de "Down Beat",
on comprendra qu'il m'est difficile de brancher la T.S.F. familliale
sur "Crooner" ; quant aux retransmissions des concerts "Escurial",
pipette !
J'ai un
pote positivement accro à "Crooner" ; Il a un scooter
comme
celui que chevauche le Count sur la pochette de "Basie rides again"
,
et son trip, c'est de remonter les Champs-El' en écoutant "April
in
Paris" à plein pot.
Il ne faut
pas juger les gens sur la façon dont ils s'accoutrent;
n'empêche que les boys de Duke Ellington ont toujours des attichements
extravagants ; Quand j'emmène Carol les écouter, j'enfile
le smoking
transcendant de papy, qui me donne l'allure d'un zazou ; Carol, elle,
mets sa robe en satin noir, à décolleté panoramique,
et ses Minelli de
danse.
De quoi couper le souffle à Johnny Hodges.
Eh, les
"folks" de "Crooner", que pensez-vous de la Bossa
? Astrud
Gilberto à une jolie voix, sans doute, mais je trouve le ténor
de
Getz un peu surfait. Laureen me tire l'oreille quand je dis ça
; elle
trouve que ce type souffle comme le vent d'ouest.
Et puis, elle est tellement emoustillée quand elle entend "The
Girl
from Ipanema"...
Une chose est certaine; l'Affaire des missiles n'a pas servie les
percussionistes cubains.
J'en ai
fini avec toutes ces considérations; et j'en viens à
penser comme vous autres " chaps" de "Crooner" ; Il
n' y a plus rien
qui sonne comme les bonnes vieilles ritournelles de Rodgers & Hart,
ou bien les vocalises de Franck Sinatra at the Sands, avec la
Wind machine de William en Background, et les arrangements talentueux
d'un type qui a, depuis, mal tourné.
L'amie
Mae se joint à moi pour vous faire de gros calins (pas que
pour ça, d'ailleurs ).
Post Scriptum
: Est-il exact que l'équipe de "Crooner" à l'intention
de monter une réplique du "Savoy Ballroom" dans les sous-sols
de la R.T.F. ?
Ca donnerait un
peu d'animation à votre bahut, qui ressemble à un
Mel's drive-in désaffecté.
Arnold
"Fitz" LACAZE
Paris
rive droite, 1985
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