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L 'HOMME QUI NE PARLAIT PAS

Je ne suis pas un sage.
J'entends par là que la philosophie ne m'habite pas, que les chroniqueurs
ignorent mon nom ; on ne me reconnait pas parmi ceux qui trainent leurs
cothurnes sur la place du Marché et haranguent les niais Ecouteurs.
Je précise ce fait parce que, souvent, on dit de moi :
"- Quel sage fait-il !"
ou encore
"-En voilâ un philosophe !"
en me montrant d'un doigt tremblant de curiosité et d'amertume.

Je ne veux pas que l'on me prenne pour un sage, car c'est tout sauf vrai.
Puisqu'il faut en toutes choses qualifier, je ne suis pas loin de croire qu'au
contraire, mes accusateurs méritent, et eux seuls, d'être soupçonnés de
philosophie. Du beau concept ils ne retiennent d'ailleurs que le plus vil
condiment, le Discours, dont ils abusent avec maladresse et redondance.

Les hommes parlent. Excessivement, ils parlent, ils discutent, ils racontent,
ils témoignent, ils prouvent, ils argumentent ; Les guerriers s'entretuent,
les courtisanes séduisent, les palais tremblent et les royaumes s'abîment au
rythme d'éternelles verbialités.

Mais de quoi peut-on parler sans cesse, de la sorte ? De tout, voyons, de
tout ! De choses graves sur un ton badin, de frivolités en chuchotant ; Tout
est assez bon pour en parler, tout peut nécessiter d'opaques propos et d'âpres
soliloques.

D'aucuns exhaltent les vertus de la parole. Ceux-Iâ frémissent de toute leur
échine quand une discussion s'éteint, quand une réponse se meurt. Ils répugnent â se faire les fossoyeurs d'amorphes déblatérations. Les femmes se disputent l'honneur d'une discussion intime -pour les insatiables, même três intime, celà reste une discussion- avec les héros modernes, ceux qui se battent avec leur langue pour épée -et leurs oreilles pour bouclier.

Moi, je ne parle pas.
Sans doute, je n'ai pas le succês mondain de mes adversaires ennivrants ;
pourtant, on se demande -on se dit !-
"-En voilà un phénomêne, ceIui-Iâ ! Que cache-t-il donc derrière sa face
impavide ? Quel terrible secret -quel boeuf énorme, dirait Eschyle- pèse sur
sa langue ? Va-t-il enfin déployer son organe, parler fort, demander qu'on
l'écoute, répondre, insulter, verbiager, comme tous le font ici ?"
On cherche à me séduire par de riches cadeaux, par d'excitantes propositions,
afin de m'arracher mon silence -cet effrayant appendice. Eloquant, je le suis
en me taisant, et ceux qui cherchent â l'être en parlant sont jaloux.

Moi, je reste silencieux -j'écoute les autres, ceux qui sans cesse parlent.
Pourtant -l'avouerai-je ?- j'ai quelquefois tenté d'apporter à de navrantes
discussions mon inutile objection. Dans un silence métallique -quoi! il parle !
lui !- j'ai jeté dans l'hideuse corbeille de flatulences verbales une déjection
personelle. Mais déjà les crocs luisants des Parleurs luisaient. Intimidé,
j'ai recouvert mes excréments d'une saine et salutaire couche de silence.

Faut-il donc, et nombreux sont ceux qui le croient, que je sois borné,
stupide, médiocre, pour ne pas vouloir briller en société ? Il n'en est rien,
et j'ai le scrupule d'en être peiné. Car le temps gâché par d'autres en de
vaines élaborations réthoriques, je l'exploite en de profondes méditations et en
d'enrichissantes lectures.
Pendant que certains parlent sans écouter, moi, j'écoute sans parler ; et
j'entends que rien de sensé et de nouveau sur l'Amour -sujet privilégié
d'aberrantes conversations- ne s'est dit aprés Platon. J'entends que
d'orgueuilleux orateurs récitent des pages d'Aristote à des foules émerveillées
par la nouveauté de la pensée. Illégitime fierté, immense vacuité qui fondent
la puissance de nos grands hommes.
Qui doute qu'à force d'entendre tant de vérités, de vagues idées, de cruautés
et de niaises subtilités, je puisse par élimination recueillir un limpide
distillat théorique ?
Toujours, je reste silencieux, mais il n'aura rien compris à moi, celui qui en dira :
"- Cet homme est un peureux ; â la joute verbale, il préfère l'hypocrite et
lâche délectation du spectateur."
Il recevra une lâme d'épée dans les viscères, celui qui se gaussera :
"- Et alors, l'ami, crains-tu â ce point que l'on te contredise ?"
Quand il le faut -et seulement â ce moment- je veux donner mon opinion.
Lorsque, par exemple, la Cité organise une consultation pour décider la
cons truction d'une route, je réfléchis, je pèse et je constate, et ma conscience
choisit la couleur du cailloux.

Les autres parlent. Ils montent sur des tables, vitupérent, dénoncent,
ricanent. A les écouter, aucune route ne serait jamais construite. Ils sont
ivres, hargneux, susceptibles. Ces deux-lâ ne sont pas d'accord. Déjà, ils
portent la main â l'épée -ils ne se satisfont plus en brandissant des mots.
Quelqu'un s'interpose.
"- T'en ira-tu, maudite vermine ? Laisse les épées parler."
La lutte s'engage ; tout en vociférant -ces hommes-là ne sauraient se
taire !- les ivrognes s'esquintent piteusement, avant de s'écrouler en
vomissant. Par quel récrément est-il alors le plus infâme de se faire
éclabousser, entre le vin épais parsemé de victuailles, et les derniers outrages
du verbe que l' ivresse même ne peut étouffer ?
Voilâ la façon dont se déroulent les discussions â l'Assemblée ; pendant ce
temps, les autres Cités, dont les tyrans baillonnent les citoyens, viennent
â nos portes sur de larges voies construites au seul son du fouet.
Toujours, je reste silencieux, et j'en connais de nombreux qui envient cette
faculté. A ceux-lâ je dis "Prenez garde les amis !"
Ceux qui aspirent au silence, au repos, àla paix, ceux-lâ n'ont pas fini
d'entendre hurler auprès d'eux.
Toujours, je reste silencieux ; tous ceux qui ne veulent pas être interrompus
viennent chez moi et là, â mes yeux hagards, â mes lêvres révulsées, ils parlent
d'un seul trait. Les confidences, les soupirs, les cris, les pleurs, les
lamentations vont bon train ; personne ne veut les écouter, ils me prennent â
témoin. Ou bien justement, on les écoute, et chez moi, il peuvent satisfaire
àleur besoin sans crainte des détracteurs.
Mais tous, oui, tous m'assomment. Quelquefois je voudrais les prendre au
collet, leur faire violence, hurler dans leurs oreilles :
"- Tais-toi ! Peu m'importent tes aventures ! Elles m'ennuient ! Elles m'indis-
posent ! Je ne veux qu'une chose, c'est ne pas t'entendre, le comprends-tu ?"

Hélas ! Ils seraient inutiles, mes geignements; celui qui vient pour parler ne
vient pas pour écouter !

Hélas ! Dois-je devenir un parleur, pour faire taire les parleurs ?

 

Argenteuil, 1985