Sommaire

PEAGE


"-Vois-tu, la route semble une femme facile et offerte. La plupart des gens
ne font que la prendre à la va-vite, violeurs pressés, mal reboutonnés, aigris
toujours de leurs étreintes insatisfaites. Ils n'ont à la bouche que leur
moyenne horaire, les bouchons qu'ils espérent -en vain- contourner,
l'urgence de leur arrivée.
D'autres -et je suis de ceux-Ià- ne songent pas plus à leur arrivée qu'à leur
départ, souvenir qu'ils ont égaré il y a longtemps sur une borne
kilométrique à moitié enterrée. (C'est curieux comme les bornes
kilométriques ressemblent aux pierres tombales d'un cimetière juif) .Ceux-
là sont tombés à tel point amoureux de la route qu'ils ne peuvent s'en
éloigner sans trembler. Le jour, ils l'arpentent passionnément, toujours en
quête d'une émotion nouvelle, s'ennivrant du terrible sentiment que
procure le défilé des paysages éphémères. La nuit, il se lovent auprès d'elle,
l'écoutant frémir dans la violente caresse des phares. As-tu remarqué
comme l'asphalte est chaud, la nuit, comme il conserve la tiédeur du jour
et des voitures qui l'ont parcouru ?"

Charlie me parlait, assis sur son sac à dos, au péage de Toulouse sur
l'autoroute des Deux Mers. Sur son écriteau, il avait écrit simplement "LA
MER, SVP", et attendait patiemment qu'une voiture l'emmène vers
Beziers.
Charlie avait la ferme intention de se baigner dans la Mer avant la nuit.
Mais s'il n'y arrivait pas, c'était tant pis, il se baignerait demain.

Moi, j'allais aussi vers la Mer ; une Renault 16 remplie de filles aux yeux
injectés d'acide m'avait laché là, depuis Cahors. Une moyenne de 130
kilomètres/heure entre les vignobles, sur fond de Dylan craché par un
vieux magnétophone à bande.
Un goût un peu amer de rêve américain...

Charlie me parlait de la route.
"Mon père était camionneur. Il baladait des choux entre saint-Brieuc et
Colmar, et pendant les vacances scolaires, il m'emmenait avec lui dans son
Berliet. A 15 ans, je connaissais tous les relais de la Nationale 20 entre la
porte d'Orléans et la vallée d'Andorre.
Un jour où j'étais à l'école, le Berliet est sorti de la route et s'est planté dans
un fossé. On a retrouvé mon père écrasé sous douze tonnes d'artichauds. La
route est une amante dangereuse".

Nous regardions passer les voitures en vidant la bouteille de Martini que
m'avait offert, la veille, un V.R.P. désolé de ne pouvoir me pousser jusqu'à
Cahors. Plus tard, nous leverions notre pouce en regardant fixement les
conducteurs, en essayant mentalement de les convaincre. "Prends-moi, bon dieu, mon, gars, prends-moi, tu ne le regretteras pas. J'ai plein d'histoires
marrantes à raconter ."
Mais pour l'instant, il faisait bon, et nous prenions notre temps. Un auto-
stoppeur pressé n'est pas un auto-stoppeur.

C'était un dimanche, les gens prenaient leur voiture pour aller se promener
en famille. Sur les banquettes arrières, les gosses rigolaient en nous voyant
sur le bord de la route. Ils nous faisaient des grimaces très explicites.
Le dimanche n'est pas un bon jour pour le stop.

"- Les gars qui me prennent me demandent souvent si je n'ai pas la trouille
de me promener sur la route. Comment pourraient-ils comprendre que
c'est justement la trouille qui m'y a irrémédiablement précipité ? La trouille
quand tu te fait pêcher par un type complètement défait qui lance son
camion à 120 kilomètres-heure sur une départementale, en tenant son
volant d'une main et sa Kro de l'autre. La trouille quand tu débarques dans
un patelin inconnu où les gens te regardent avec des yeux de lyncheurs,
parce que tu n'es pas du coin et qu'ils ont peur des étrangers. La trouille
quand, au détour d'un virage, tu vois une voiture déraper et partir dans le
décor. Cris d'ambulance, sirènes de pompiers. Odeur de sang, odeur de
mort. Le bruit d'une bagnole qui percute un platane, quand tu l'a entendu,
tu ne l'oubliera jamais. Cette trouille, elle fait vraiment du bien !"

Un énorme camion, s'arrachant brutalement au péage, dans un tourbillon
de gaz d'échappement, nous lança un coup de klaxon affectueux. Je pensais
à un cargo en partance pour quelque dock reculé. J'avais très envie de voir
la Mer .

" -Ouais, il se passe d'étranges choses sur ce ruban", lança Charlie en
donnant un coup de pied de défi sur le rail de sécurité, qui rendit un bruit
sourd et presque étouffé. "Si tu discutes avec les camionneurs, avec les V.R.P., avec les routards ou les motards, ils auront toujours des tas d'histoires
bizarres à te raconter : des camionnettes transformées en bordels ambulants
qui s'installent sur les parkings des autoroutes ; des types qui se font 200
bornes la nuit, feux éteints, dans le mauvais sens, pour se donner des
frissons ; des caissières de péages qui te montrent leurs nichons si tu leur
donne dix sacs de mieux... Les gars qui trainent trop souvent sur la route, ça
les rend un peu fous, je crois."
La route rend fou, et Charlie me disait cela avec un drôle d'éclat dans le
regard.

Un motard barbu, chargé comme un âne, nous fit un discret signe de main
avant d'accélérer. "Il se baignera avant moi, lui", marmonna Charlie en lui
rendant son salut.
"- C'est curieux, cette sorte de complicité entre les amoureux de la route.
Mais comment pourrions-nous être jaloux ? Elle s'offre différemment à
chacun de nous. Tantôt rose sous le crépuscule du soir, tantôt pâle encore de
la rosée des aurores, tantôt grise de pluie, ou encore aveuglante sous la
lumière du midi. Personne ne peut se vanter d'avoir vu deux fois le même
virage, le même carrefour. Oui, les femmes lassent plus vite que cette garce
de route."

En regardant vers le Sud, on voyait, très loin, les contreforts des Pyrénées.
Sous les dards du soleil, la route devenait fébrile, et suait une tremblante
vapeur de goudron. Les semi-remorques se délitaient à l'horizon, fondant
soudain et comme absorbés par l'éponge du révètement.

Pendant que Charlie léchait le goulot du Martini, je m'amusais à lire les
messages que nos prédécesseurs avaient maladroitement gravé à l'Opinel
sur le métal du rail de sécurité: "Ici, j'ai attendu -Tom 12/08/87", où encore
"Isa & Jeff were here on the road to Istambul- August 88".
"Si ces types sont arrivés en Turquie, ça a du être une belle route", jaugea
Charlie, qui dépliait machinalement sa Michelin 989 (France Grandes
Routes -1 cm pour 10 km). "En tout cas, il fait chaud, et moi j'ai vraiment
envie de courir sur le sable !"

Les voitures passaient lentement devant nous, mais aucune ne s'arrétait.
On nous montrait du doigt. J'avais un peu l'impression d'être un lion au
parc de Thoiry.
"Tous ces gens nous envient, esperait Charlie. Ils savent que nous aimons la
route, et eux ils en ont peur. Il s'en trouvera bien un d'assez curieux pour
nous en demander des nouvelles !"

Charlie avait raison. Un gros break s'arrêta soudain. Premier arrivé,
premier parti : Charlie se dirigea vers le conducteur, discuta un court
moment avec lui, puis alla ouvrir le coffre pour y glisser son sac. Avant
d'ouvrir sa portière, il se retourna vers moi :
" A bientôt, peut-être. Et bonne route !"
Une fois installé, il mit ses lunettes de soleil, et se pencha pour me faire un
petit geste d'adieu. La voiture s'ébranla.

Avec un peu de chance, Charlie, ce soir, dormirait sur la plage de Valras.

 

 

 

Montparnasse, 1989